NAPOLEON PEYRAT

et

MONTSEGUR

LE    POETE   DE   L’EXIL

Napoléon Peyrat  eut un destin curieux, celui du découvreur éclipsé par sa découverte. Qui, aujourd’hui, se souvient que si Montségur existe c’est grâce à lui ? Parmi les files de touristes gravissant le sentier montant au château combien ont lu l’Histoire des Albigeois ?

Mais reprenons sa biographie, en suivant le fil que lui-même a déroulé. Ses Notes biographiques, rédigées en 1876, ont été publiées dans le colloque Cathares et Camisards, L’œuvre de Napoléon Peyrat (1809-1881), sous la direction de Patrick Cabanel et Philippe de Robert, préface de Philippe Joutard, Toulouse, 1992, p.22-32.

Alors pasteur à St-Germain en Laye il revenait sur sa jeunesse, donnant ainsi la source de son inspiration : « notre maison de Reb-Alion, toujours retentissante d’aventures, de martyre, de guerre, de bergeries, fut mon premier gymnase d’histoire et de poésie ». Il écrit Reb-Alion, en donnant pour étymologie Ripa-leonis, pour Ribaillou, sa maison natale, « débris de l’antique Ramos romaine, un village de vignerons, de vaches, d’ânes, de porcs, de canards, sur la rive droite de l’Arize ». Orphelin de mère à l’âge de trente mois, en 1811, il perdit en 1813 son frère Narcisse, mis au monde par sa mère morte en couches.

« Orphelin triste et doux, blond, plaintif et sauvage

Arise je grandis sur ton triste rivage ».

 

Il quitta l’Ariège à quatorze ans, mais les impressions d’enfance furent si vives qu’il puisa en elles toute sa vie. Il fut à la fois poète et historien. La guerre lui inspira son premier poème, Roland, publié en 1833 et signé du pseudonyme de Napol le Pyrénéen. Il y mêle Charlemagne et  Napoléon, car  l’épopée à ses yeux est l’épopée napoléonienne : à Rébaillou «On parlait de la Révolution, de ses grands tribuns, de ses grands héros, mais on revenait toujours au plus grand : Napoléon »

Nos pères, du soleil et du canon bronzés

Sont morts aussi, mordant leurs vieux sabres usés,

Sur tous ces rochers de l’Espagne…

Lève toi pour les voir, lève toi vieux lion

Plus grande que ton oncle et que Napoléon

Viens voir la liberté qui passe.

 

En 1814 la Terreur blanche poursuivit son grand-père, maire des Bordes, « il  fut proscrit comme Napoléon et se cacha dans les bois de Larmissa. On hurlait après les protestants. On tirait de nuit des coups de fusil dans nos volets ». Ces impressions d’enfance le firent partir toute sa vie en quête des proscrits, des fugitifs, des martyrs pour leur foi. Elles furent encore amplifiées lorsqu’en 1817 on le mit à l’école au Mas d’Azil : l’arche de granit, le temple sombre, le parvis colossal vont hanter son imaginaire. Enfant unique et orphelin, élevé par des tantes, il semble ne pas avoir eu de compagnon de jeu. C’est donc en solitaire qu’à 8 ans il s’est aventuré, escaladant les rochers de la rive, une lanterne à la main, dans les ténèbres. La grotte n’était pas encore traversée par la route, et la préhistoire dans les limbes. La Spélunque superbe  est donc toute entière vouée au souvenir des prêches au Désert, et du jour

Où sur tes grèves

Flamboyait dans nos camps le char de l’Eternel…

Et il évoque le siège du Mas d’Azil, dont son aïeul Pierre Peyrat est l’un des sept défenseurs :

Ecoutez ! Thémines s’élance !

Caraman, Ventadour et leurs noirs bataillons

Campent sur nos rochers où la mort se balance,

Jouant dans les lis d’or de leurs noirs pavillons….

Trois siècles de héros sous la roche dormants !

Vieille Bible de roc, granitique épopée,

Où trois fois nos aïeux, par la croix et l’épée,

Confessèrent l’Etre un, unique, universel…

…Un seul Livre, un seul Christ, un seul Dieu, l’Eternel !

 

…Et tout un monde obscur se leva du néant : ce vers annonce son œuvre future !

En 1823 il  va continuer ses études à Châtillon sur Seine, auprès de Jacques-Paul Rossellotti, pasteur et chef d’institution. Il y trouve beaucoup de livres, lit Boileau, et les premières poésies  de Lamartine et Hugo, et achète un Racine à un petit libraire ambulant, il en est enivré,  et sa façon de l’exprimer montre à quel point il mêle l’histoire protestante et la Bible : «je fus enivré des chœurs d’Esther surtout, cette époque de la Révocation et de notre exil de Babylone ». Les Psaumes lui inspirent en effet,  d’abord une paraphrase mettant les versets en français, mais surtout des poèmes où la trame biblique sous-tend le souffle épique du style, lui offre une évocation à la fois antique et actuelle, ainsi, inspiré du ps 137 :

Super flumina

Sur les fleuves de Babylone

Nous nous sommes assis dans notre affliction

Nos pleurs tombaient dans l’onde qui bouillonne

Car nos cœurs pensaient à Sion

 

Nous avons suspendu nos harpes

Au rameaux chevelus des saules de leur bord.

Nos vainqueurs triomphants aux splendides écharpes

Le front ceint de tiares d’or,

 

Nous ont dit : captifs hébraïques

Relevez donc vos fronts, reprenez le nébel

Chantez, et faites nous entendre les cantiques

De Sion aux fêtes de Bel

 

Qui ? nous ! Chanter sur cette terre !

Nous, chanter dans l’exil ! Nous, enfants de Juda !

Ah ! si je t’oubliais, ô Salem, ô ma mère,

Sanctuaire de Jéhova !

Ô Babel, lève tes paupières,

Vois l’exterminateur foudroyer tes remparts,

Et tes petits enfants broyés contre les pierres

Comme le faon du léopard !

Selon Ph. de Robert : « il y trouve une grille de lecture personnelle de la réalité, permettant de déchiffrer les énigmes de l’histoire aussi bien que les mystères de l’univers, mais aussi un mode d’expression capable d’en communiquer le sens à ses contemporains et de faire de toute histoire humaine un fragment d’histoire sainte » (o.c., p.193). C’est là, me semble-t-il, la clé de son œuvre, mais aussi la raison pour laquelle il resta incompris de ceux qui ne partageaient pas son souffle épique. 

Le 1er novembre 1825 il entra à la faculté de théologie de Montauban. Il y resta 5 ans et 5 mois, et soutint sa thèse de théologie le 21 février 1831. C’est  à Montauban qu’il vécut la Révolution de 1830 qui «me remplit du plus ardent enthousiasme ».

«Je revins dans l’Ariège. J’embrassai mes parents. Je dis adieu à nos montagnes et j’allai chercher fortune à Paris…Qu’allais je faire à Paris ? Fouiller les chroniques et me mêler aux poètes. Mes livres : ce ne sont pas des livres,  mais des actions. Ce sont des batailles et des martyres. Je me suis rué au milieu des épées et des échafauds. Je suis tour à tour albigeois, calviniste, girondin. J’ai en horreur les buveurs de sang, qu’ils s’appellent Marat, Baville et Montfort, et si nous en sommes rouges, c’est du nôtre »: il désigne ainsi ceux dont, sa vie durant, il a pris le parti !

Car, en histoire, il veut partir à la recherche de ses aïeux, par le sang et par la foi. Il revendique sa descendance d’Albigeois : un Peyrota, diacre au château de Dun près de Pamiers, aumônier de la comtesse de Foix, et précepteur de Roger-Bernard. Et Ramond de Peyrela  (c’est à dire Péreille) est un des défenseurs de Montségur. A la vérité, rien ne prouve que les patronymes qu’il retrouve dans les procès d’Inquisition soient à l’origine du sien. Il affirme : « les Peyrat formaient, comme un clan d’Ecosse, une tribu mêlée de familles chevaleresques et plébéiennes , et c’est d’une de ces dernières que je pense être descendu ». Mais il semble avoir subi l’influence de son oncle Auguste, « le savant de la maison déclarait que nous étions des proscrits, des déshérités…il citait des noms, désignait des lieux ; noms et lieux étaient apocryphes ». Ces rêveries ont cependant imprégné l’imaginaire de l’enfant, et persisté dans l’adulte, malgré leur absence des textes. Il résout sans hésiter  – et d’ailleurs sans la voir- la question qui laisse perplexe, et divise, les historiens : les cathares sont-ils  les ancêtres des huguenots ? Pour lui, il s’agit, non de doctrine, car en 1855 il voit en Vigilance l’aïeul des Réformateurs,  mais d’une filiation de persécutés : le souvenir de la Révocation et des galères était très vif au Mas,  où il s’y perpétue, il assimile donc les condamnés de l’Inquisition à ceux du Roi, du « Bourbon », qu’il déteste !

Jugeant (à juste titre !) que cette histoire albigeoise est embrouillée et obscure, il commence par ses ancêtres par la foi : il rédige une Histoire des Pasteurs du Désert. En août 1837 il entreprend un voyage dans les Cévennes lozériennes, et son livre parait en  2 volumes en 1842. Dans la droite ligne des traditions orales entendues aux Bordes, il va en Lozère respirer le même climat.

Mais, ô Sinaï des Cévennes

Ta cime épanche encore de plus fécondes veines ;

L’une un fleuve de foi dont la source est au ciel,

Jourdain mystérieux dont les tribus bibliques

Habitent les bords symboliques

Où s’abreuvent sans fin les bercails d’Israël

 Mais il se trouve en porte à faux envers  certains protestants, du moins ceux qui appartiennent  au Réveil, qui, à son avis «  pétrifie les cœurs ». Car, étudiant l’histoire huguenote dans une perspective rationnelle, ce courant  se trouve donc gêné par « les moments enthousiastes et fanatiques de la résistance huguenote », comme l ‘écrit M.Jas, estimant que  le livre  de Peyrat  aurait dû s’appeler « Histoire des camisards et prophètes du Désert ». Il est déçu, et il déçoit. Mais dans son camp.

En 1850 Henri Martin, dans son Histoire de France, juge : « il n’a pas seulement restauré les épitaphes de ses héros, il les a fait sortir vivants de leur sépulcre ». Et Michelet : « son livre a un mérite unique, que les contemporains n’ont point, c’est qu’il donne le sol, le paysage, la nature, où le combat se passe. Il vit du souffle même et du génie de la contrée ». Mais l’éloge le meilleur, et le plus mérité, est sans aucun doute celui de notre contemporain Ph. Joutard, qui, cévenol, a entrepris dans sa thèse de confronter les archives à sa propre tradition, et constaté qu’elles concordaient. Il a donc rendu hommage à son prédécesseur : « il n’a sans doute pas inventé  les Camisards, car les cévenols, mais aussi les protestants méridionaux,  n’ont jamais oublié ce qu’ils leur devaient, et ils l’ont dit à travers une tradition orale vivante qui se moquait d’une historiographie réformée très majoritairement négative. Mais, issu de cette mémoire orale et accédant par ses études au monde réformé savant, il a rallié la mémoire savante à la mémoire régionale et « populaire » sous la double influence du romantisme et de la fidélité à ses origines ». On s’efface devant la pertinence et la profondeur de ce jugement, qui a apprécié l’originalité de l’Ariégeois, lisant les textes à travers sa personnalité propre, et reconnu en lui un précurseur. Ph. Joutard associe le vieux pasteur à la forme la plus nouvelle de l’histoire, l’histoire soucieuse des mentalités et des hommes. Lui-même définissait ainsi son écriture de l’histoire : « les empailleurs de rois, les embaumeurs de pharaons, détestent cette manière d’écrire l’histoire, vivante, saignante, hurlante ».

Hélas c’est eux qu’il va affronter lors de la parution en 1876 de son Histoire des Albigeois. Il a travaillé trente ans à cette résurrection,  rédigée à partir de documents encore inédits, c’est à dire le registre d’enquêtes en Lauraguais,  ms 609 de la Bibliothèque municipale de Toulouse, dont il a consulté, et même annoté de sa grosse écriture, la transcription partielle, le ms 169, et, à la B.N la collection Doat, copie ordonnée au XVIIéme s. par l’intendant Doat, de documents principalement médiévaux, en particulier les procès-verbaux de l’Inquisition. Le t. XXIV, surtout, contient les dépositions des prisonniers après la chute de Montségur : «  je cherchais le tombeau de mes ancêtres. Je l’ai trouvé en découvrant Mont-Ségur et le monde albigeois. J’errais pendant trente ans dans cette nuit. Je naviguais en tâtonnant dans cette mer de pleurs et de sang ».

Ici, une incidente paraît d’autant plus nécessaire qu’elle est émouvante : son père veuf et brouillé avec sa belle-famille vivait dans sa propriété de Larmissa, sur une hauteur boisée dépendant de la commune d’Artigat, d’où le regard porte au loin, découvrant d’un côté le pic de Nore, de l’autre le St-Barthélemy et un pic, dont le triangle se profile clairement sur le relief bleuté des montagnes, et qui se nomme …Montségur. Napoléon enfant a donc vu le pog, sans peut-être savoir son nom, mais n’a pas pu ne pas être intrigué par sa forme. Sa première expédition, relatée dans une brochure de sa femme Eugénie, date de 1867. Et c’était en ce temps toute une aventure que de parvenir jusqu’au village, sans route, en carriole par de mauvais chemins de montagne, et d’affronter, à l’inverse de la mémoire cévenole,  l’indifférence des habitants, qui se servaient du château comme d’un commode réserve de pierres. Le mérite, éminent, de Napoléon Peyrat a été d’associer le site et son histoire. Révélés par les interrogatoires des vaincus, le siège de Montségur et le bûcher ont été traités par lui comme un martyrologe.

En cela aussi il est original – et méconnu : il a su déchiffrer le langage juridique du Tribunal d’Inquisition, et en retourner les chefs d’accusation  pour retrouver à travers eux la réalité des vaincus. Mais il arrive à contretemps. Fidèle au romantisme de sa jeunesse, il publie ce livre au moment où les historiens, impressionnés par le prestige des scientifiques, en particulier  les théories de Claude Bernard, se piquent d’élever leur  métier au rang de science, d’en donner une méthode, d’élaborer une histoire critique, reposant sur la raison  et se flattant d’objectivité. Comble  d’infortune, à la suite de Renan et de Taine, ce courant de pensée séduit surtout les protestants libéraux. Gabriel Monod veut bâtir « une science positive » et c’est Albert Réville, ancien pasteur, fils et frère de pasteurs, irrité par le lyrisme, qui se charge d’administrer dans la Revue des Deux Mondes une volée de bois vert. A la critique, (fondée !) de «  se laisser aller à la manie de l’étymologie » il associe celle de négliger «  les règles de la science moderne » : aligner des faits, des citations nombreuses, des comparaisons de textes et des preuves, et assène : « ce n’est pas ainsi qu’on  écrit l’histoire ». Le normand  Réville extrapole en identifiant en Peyrat  le méridional, dont la « vanterie perpétuelle » est explicitement étendue à tous les habitants du bassin de la Garonne.

A vrai dire, au sujet des Albigeois –ou cathares – le conflit est récurrent. Il semble que certains historiens aient à cœur de se réfugier dans une attitude hypercritique – par souci de se démarquer de la sympathie envers les « hérétiques », jugée partiale et populaire, par  répugnance  à  mettre en relief  l’horreur ? Dans les années 60 Y. Dossat a fait une découverte d’importance : à partir d’un seul texte,  pour comble un vidimus, il a affirmé qu’il n’y avait pas eu de bûcher à Montségur. Il s’était passé à Bram. E.Delaruelle, en général mieux inspiré, lui a emboîté le pas. Il a été facile de leur opposer des documents, nombreux, portant la précision : le bûcher a eu lieu ibi. Ibi  signifie : là, ici,  et non à quarante kilomètres ! Et de toute façon, c’est le bûcher lui-même qui fait problème !  L’affaire est enterrée, et oubliée. La contestation contemporaine a pris une nouvelle tournure : puisque les documents émanent de l’autorité, on ne peut s’y fier : ils ne reflètent qu’elle même, et les hérétiques (dont le nom de cathares est erroné) sont une création de l’Inquisition. Pourquoi pas ? Les Résistants fredonnaient: On nous appelle les réfractaires, les terroristes, les hors la loi…Les clandestins pourchassés étaient eux aussi des hors la loi. Or, la critique des sources est une des méthodes de l’histoire, dont parfois même il n’est pas besoin, le bon sens suffit. Et si l’Inquisition est une « impasse de l’histoire » vouloir l’étudier semble bizarre, voire masochiste. Certains ont le culte de l’autorité, fût-elle ecclésiastique, et le goût du pouvoir. Les voir se glorifier d’appartenir à l’Université, quand on en est à déplorer ses décombres, est de l’humour noir. Réville, au moins, écrivait une belle langue.  Bof ! Dans vingt ans, ces cuistreries auront rejoint aux oubliettes le bûcher de Bram.

Décrié par les scientistes, le chantre de Montségur a été admiré des siens, écrivains et poètes méridionaux. Ils ont été sa postérité, et sa revanche. Ce sont les Félibres rouges, branche occitane du Félibrige né sous l’impulsion de Mistral. A Toulouse et Montpellier, mais aussi à Foix, groupés autour de L.X. de Ricard, les Félibres républicains, dits  rouges, veulent la Renaissance de l’Occitanie et de sa langue, et  ils l’ont choisi pour aujol, aïeul. Le Félibrige rouge naît en 1876. Dans l’hiver 1876 L.X.. de Ricard rencontre Peyrat  à Paris, où les félibres vont éditer la revue La Cigale, et  à Montpellier il  lance La Lauseta.  Peyrat, sous le pseudonyme de  Lou Pirenean, y publie un poème dédié à Dona Graciorella Milgrana, felibressa de La Lauseta (St-Germain, 9 janvier 1877) c’est à dire à Lydie de Ricard, dont c’est le pseudonyme. Cette unique pièce en oc révèle une inspiration toute différente, gracieuse, courtoise, un poète sensible et délicat.

Napoléon Peyrat, comme tous ceux de son temps, était bilingue, et il l’écrit dans ses Mémoires : « la langue romane était mon idiome habituel, je n’ai pas oublié cette douce langue natale et maternelle, proscrite par Rome comme hérétique avec les albigeois, les héros, les martyrs ». Mieux, il relate que le petit groupe ariégeois de Châtillon sur Seine auprès de Rossellotti  l’employait couramment : «Notre corps était au bord de la Loire, mais notre âme était aux montagnes natales. Nous nous consolions en parlant notre belle langue romane, la langue martyre ». Pourquoi martyre ? Parce que Rome l’a proscrite ! Et donc elle est « un idiome », et il compose en français, la langue du culte et de Clément Marot,  n’imaginant pas en 1830 qu’il puisse en être autrement. A la fin du XIXéme s. encore, la grande majorité du peuple était analphabète et donc ne parlait que patois. Le pasteur Emilien Vieu, au Mas d’Azil, prêchait en patois. Dans un cantique de Noël les anges parlent en français aux bergers, qui répondent en patois. C’est Mistral qui vers 1870 veut redonner au provençal sa fierté, et publie en 1875 Lis isclo d’or. Mais ce mouvement a pris naissance grâce aux romanistes, qui ont mis au jour et publié les œuvres des troubadours. Raynouard et Fauriel  ont permis aux Méridionaux  de les connaître et donc de prendre conscience que leur langue avait été littéraire, et pouvait renaître à la littérature. Il ne s’agit plus de patois, mais de langue romane. Le montalbanais Mary-Lafon révéla les romans médiévaux, Jaufre, Flamenca, et l’épopée de La Canso de la Crosada.  Nous y voilà. C’est le thème de la Croisade qui va donner leur inspiration aux poètes languedociens. Les Occitans sont reconnaissants aux Provençaux d’avoir réveillé leur langue, et respectent Mistral, mais ils ont un tout autre esprit, républicain et souvent protestant, en tout cas anticlérical.  Et ils leur reprochent de rêver à l’Avignon des Papes. A. Fourès, sur une épée trouvée à Fanjeaux par un laboureur, compose une ode dédicacée à N.Peyrat, qui le remercie d’avoir composé « un sirventès de Figueiras et de Bertrand de Born, et  termine sa lettre : « Abalisco Mountfort, lou Tuadour ! Abalisco Doumenge, lou Crémadour ! Mes à bous autris, laousetos et palombels del Miejoun renascut, Gracios et Amistanço » (A bas Montfort, le tueur ! A bas Dominique, le brûleur ! Mais à vous, alouettes et palombes du Midi renaissant, grâces et amitié). Fourès inaugure « la littérature de Montségur », et termine un sonnet A n’Napol le piranean qu’il compare à Roland : soufflant du cor pour réveiller l’histoire :

Quan emplena d’alen la trompo lugrejanta

Aquo’s tu, grand aujol, mestre a l’ama giganta

Guillaume de Turdela et Guilhabert de Castras !

E mai bèl que Rotland, a ta boca l’enclastras

E l’tieu buf eroic i ronfla bèlamant

(Quel est celui qui emplit de souffle la trompe scintillante ? / C’est toi, grand aïeul, maître à l’âme gigantesque /C’est toi en qui font leur superbe renaissance / Guillaume de Tudèle et Guilhabert de Castres / Et, plus beau que Roland, à ta bouche tu l’enchâsses / et ton haleine héroïque y ronfle bellement)

Ils rivalisent de lyrisme pour « la défense de la patrie romane », glorifient la toulousaine dont la pierre lancée des remparts tua Simon de Montfort  (une plaque indique l’endroit) et inlassablement célèbrent Montségur.

L.X. de Ricard, dans sa présentation posthume des Mémoires,  répondant à Réville, constate : «l’érudition n’est pas tout, et si l’art de cataloguer les faits est précieux, l’art qui les fait revivre est autrement précieux, parce qu’il est autrement rare »,  et caractérise l’inspiration des Félibres rouges : «Napoléon Peyrat rêvait, comme nous, toute la Renaissance du Midi, je dis toute,  c’est à dire la Renaissance dialectale et littéraire, autant que la Renaissance politique. Venu avant la Révolution qui, selon lui, a réconcilié dans le droit nouveau la France du Midi et la France du Nord, il eut été séparatiste. «  Le Languedoc, a-t-il écrit, a  été la Pologne des Capétiens ».

La Pologne démembrée et meurtrie, cette comparaison est parlante. Et donc les félibres revendiquent leur passé, qui les  affermit dans leur  identité, et prennent Montségur pour symbole à la fois de leur tombeau et de leur berceau. Montségur devient le mythe fondateur de la patrie romane ressuscitée. Napoléon Peyrat  renchérit : c’est la sortie d’Egypte, le réveil de la fille de Jaïre, qui sort de son sépulcre en chantant. «Renaître, c’est revivre, revivre avec ses traits, son cœur, son génie : la langue n’est que le reflet de l’âme ». Car toute son œuvre découle d’une philosophie de l’histoire. La guerre des Albigeois  est une guerre juste, menée par les combattants de la Liberté. Peyrat proclame : « je suis un vieux coq de la Liberté », et il voit dans les guerres anciennes les antécédents de la lutte pour la liberté, qui est toujours actuelle. Lorsque, patriote, après 1870, il cherche les causes de la défaite, il place dans la bouche de Dieu des reproches à son peuple :

« C’est vous qui m’avez dit insolemment adieu

Niez tout, souillez tout blasphémez tout, et Dieu,

Et le Christ, et la Bible, et l’âme…

Et il le blâme en particulier, par allusion à la guerre de Sécession,

Toi, peuple au cœur républicain

d’être allé au sol américain  où la grande république s’arrachait du cœur le noir cancer de l’esclavage »

Enfin sept disciples de Peyrat, le 26 avril 1896, fondent à Foix l’Escolo de Mount-Ségur : autour de Prosper  Estieu, Président d’honneur, Arthur Caussou, de Lavelanet, Auguste Teulié, de Rabat,  Jean Gadrat, Joseph Aybram, de Tarascon, François Rigal, montalbanais fuxéen d’adoption, Paul Dunac, « Pol de Mounègre ».

La revue, qui se veut revue littéraire,  précise : « nous nous sommes abreuvés à la source amère et fortifiante de l’histoire si mal connue et tellement falsifiée de la terre d’oc ». Chaque numéro fait référence à l’Aujol,  « noble semeur des idées écloses en nos âmes ».

Mais c’est dans l’Almanac  Patouès de l’Ariéjo de 1913 que l’on me permettra de déceler la trace, assez  fantasque, de l’influence de Peyrat. A. Caussou y publia en effet un texte, intitulé Lampagie, souvenirs du pays de Foix :

« Lampagie, fille d’Eudes, duc d’Aquitaine, fut mariée, toute jeune, à Munuza, un des chefs rebelles des Maures de l’Ebre  Munuza, guerrier courageux et hardi, se souvenant des malheurs que les Arabes ou Sarrasins avaient fait subir aux Maures, ses compatriotes, et des misères que s’acharnaient à leur faire les gouverneurs, avait pris la résolution, par un sentiment plus enraciné chez un Chrétien que  chez un Mahométan, de les délivrer de la tyrannie qui les écrasait, et de les rétablir dans leur ancienne liberté ». L’anecdote est historique, et pour faire érudit, et légitimer son affabulation, A. Caussou cite en bas de page la Marca Hispanica et dom Vaissette (sans autre précision, et pour cause !). Munuza était en effet un chef maure (ou kabyle)  qui commandait en Cerdagne où il  s’était rendu autonome. Le duc d’Aquitaine pensait pouvoir faire alliance avec lui, et lui donna sa fille Lampagie,  ce qui inspira à N.Peyrat une ode en VII chants : Lampagie, légende ibéro-mauresque.  Lampagie était « du sang cantabre et grec l’agreste et fier mélange ». Bien entendu, l’histoire est transposée «  jusqu’à Ramos d’Arise, au pied même des monts ».

Dans la réalité, la rébellion de Munuza  appelait une riposte. Il fut vaincu en 732 à Llivia, où sur la place une mosaïque commémore l’événement. Et la malheureuse Lampagie fut envoyée dans un harem. Mais cette fin ne convenait ni à Peyrat ni à Caussou. Celui-ci la poste en haut des remparts de Julia Livia, d’où elle suivit la bataille et vit la défaite et la mort de Munuza. La nuit venue, suivie de sa sœur de lait Mirza, elle alla au milieu des morts et des mourants reconnaître celui de son mari, et trouva le cadavre affreusement mutilé. Avec l’aide de Mirza  elle traîna le corps décapité hors du champ de bataille et l’ensevelit sous un tertre de pierre. Mais ensuite elle se faufila jusqu’au camp des Arabes, qui dormaient, et s’empara de la tête coupée. Pendant trois jours et trois nuits elles ont marché avec leur fardeau, vers Montségur où étaient retranchés les soldats du duc d’Aquitaine. Le troisième jour, pour éviter la cavalerie d‘Abderraman lancée à leur poursuite elles se cachent dans la grotte de Fontestorbe. Enfin, le  quatrième jour, elles arrivèrent  à Montségur. Et c’est ici que Caussou rejoint Peyrat : « elle dépose l’urne en un crypte sombre/ Dors, dit-elle, attends moi, car mon âme, ô chère ombre / revient ».  Une crypte sombre : ce ne peut être qu’un souterrain sous Montségur ! Elle l’y dépose, et   « la tête de Munuza gisant est encore dans la roche sous le donjon ». Et là, « quelques jours plus tard, de chagrin,  Lampagie  rendit à Dieu le dernier soupir » (et donc a tenu envers la tête sa promesse de retour). Péroraison : « honneur, enfants, à Lampagie! Honneur à l’héroïque fille du pays de Foix ! ».

Cette très libre interprétation montre le disciple imitant le maître, comme lui situant l’histoire dans son propre pays, et surtout la focalisation sur Montségur. A. Caussou a utilisé le procédé cher aux conteurs, ancrant leur récit dans un lieu connu de l’auditoire. Mais Montségur transformé en mythe a surgi spontanément dans son esprit. L’anecdote s’était passée en Cerdagne, mais puisqu’il était question de liberté, elle devait fatalement se terminer sous et dans la citadelle. En 1913 N.Peyrat était mort, pour les félibres la métamorphose était accomplie.

Comme tout le félibrige, les félibres rouges se sont épuisés en disputes autour de la graphie, mistralienne ou non. Ils ont toujours été minoritaires, la guerre de 1914 leur porte un coup fatal. Le symbole de Montségur s’affadit. On y montait en pèlerinage, aujourd’hui on acquitte un droit d’entrée. 

N. Peyrat meurt en 1881. Il est inhumé à St Germain-en Laye, et cet exil est sa dernière souffrance :

Mes deux filles échevelées

Ne ramèneront pas, d’ombre et de deuil voilées

Dans la grotte d’Azil mes os mélodieux…

Je dormirai sous la feuillée

De ma forêt brumeuse aux bises effeuillées

Le Christ, ma foi, mon cœur, m’imposent cet exil

Mais l’Arise étonnée et plaintive en son antre

Murmurera : pourquoi mon chantre

Ne repose-t-il pas près des héros d’Azil ?

Il a  lui-même défini sa source d’inspiration : c’est le poète de l’exil. Et cet exil est moins l’exil de sa terre natale, que l’exil de son enfance, du grand châtaignier de Larmissa sous lequel dort son père, de Rébaillou et de sa vie agreste et ses chevauchées sur le cheval Morico,  des contes de ses tantes et des récits de guerre de ses oncles, la patrie perdue dont il a toute sa vie gardé la nostalgie, et qu’il a voulu rechercher dans l’histoire. En fait, c’est le reproche, incompris de Réville, qu’on peut lui faire : son terroir,  les Bordes, baptisé Ramos, est au cœur de tous ses écrits. Si l’histoire huguenote coïncidait avec la mémoire orale de sa famille,  il a adopté les Albigeois pour ancêtres. Leur sépulcre oublié ne pouvait surgir que des textes. Et, dans ses outrances, c’est son mérite : il l’a ressuscité, et nous a rendu Montségur.

Ce texte est sensiblement celui que j’ai  prononcé, entrecoupé des poèmes de Peyrat, lus par la voix d’airain d’Olivier de Robert, lors de l’Assemblée Générale des Amis de Napoléon Peyrat, le 7 août 2008, dans le temple des Bordes-sur-Arize

     Annie Cazenave